Il est assis sous le tilleul, tassé dans son fauteuil, le regard humide et clair une couverture sur les genoux. Sa mémoire peuplée de reflets furtifs consommés dans l’instant, erre dans l’éther. La lumière c’est éteinte, la flamme étouffée, de la mèche encore tiède il ne reste que le suif. Ses pensées sont versatiles, indisciplinées, et faute de support fiable s’égarent instantanément dans le tonneau des Danaïdes. N’a-t-il plus que l’âme pour se repérer ? Est-ce là son dernier ancrage avec notre monde physique ?
Je le sens déstabilisé, apeuré tel un enfant en milieu hostile. Ses lèvres tremblent, il aimerait me dire quelque chose mais il a déjà tout oublié. Chronos a déserté sa mémoire. Qui êtes vous ? Finit-il par articuler. Ton fils, dis-je la gorge serrée …
Le brouillard qui peu à peu s’est épaissi a envahi son esprit, amenant avec lui la perte des formes, l’abandon des perspectives et la mort du relief. Ses souvenirs, pareils aux feuilles d’automne, ont quitté l’arbre, le corps pour vaquer aux quatre vents, dispersés, perdus pour flétrirent et pourrirent dans les méandres de l’oubli. Territoire inconnu des hommes malgré leurs technologies guerrières et les masses de moyens financiers engloutis à mauvais escient.
Le plan Alzheimer s’ajoute à la liste des fausses promesses et va rejoindre le grenelle de l’environnement dans la poubelle du mensonge. Quelle efficacité et quel résultat peuvent correctement s’exprimer lorsque l’on vide la recherche et les hôpitaux de leurs principaux acteurs ? Lorsque la qualité des soins est bradée aux bénéfices des actionnaires du CAC40 ?
Je l’embrasse avant de partir. Comme d’habitude, depuis maintenant six mois, il ne me reconnaît plus. Comment peut-on oublier sa création ? Le fils est devenu un inconnu aux yeux du père …
Je remonte dans ma voiture et enquille le ruban d’autoroute. Le sourire de Dieu, à travers la grisaille nuageuse, vient frapper par des rais de lumière la campagne Corrézienne et atterrir sur les mottes de terres craquelées et fumantes des derniers labours. A l’horizon, chutant de la toile céleste, des couleurs de plomb fondu plongent vers la terre ou quelques pales d’éoliennes s’agitent. L’anarchique enchevêtrement cotonneux des nuages précède la révolte printanière. Une centaine de corbeaux faméliques croassent et jubilent au milieu de ce paysage de désolation qui leurs convient tant. Kilomètre 160, tandis que les vibrations angéliques de la guitare de Mark Knopfler me collent au siège, je me demande sur quoi le destin s’appuie pour décider du vol de nos souvenirs.
Nous sommes la somme totale de nos actions effectuées et présentes. Comment un être peut-il vivre sans histoire ou se construire sans passé ? Mystère ... Au crépuscule de l’existence, peut on se présenter devant le tribunal de la vie sans son avocat, faire un bilan avec un dossier vide ?
En France en 2011 on estime à 860 000 le nombre de personnes qui souffrent de la maladie d'Alzheimer. Pour information, aux Etats-Unis 4.5 millions de personnes souffrent de cette maladie.