Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? ainsi plaignait le poète. Ma mémoire est incertaine, vacille et s’évapore au fil des ans. S’égrènent les années, s’emballe le sablier, Saturne nous fait un pied de nez, car les douze coups de minuit sonnent à l’horloge biologique de nos corps et les souvenirs se bousculent dans notre mémoire comme des consommateurs hystériques un jour de solde. Alors l’étape ultime, l’esprit s’essuie les pieds sur le paillasson des non-dits, vient le temps des regrets, la litanie des « si j’avais su... » des « j’aurais du... » Avons-nous été la meilleure version de nous-mêmes ou bien la copie médiocre de quelqu’un d’autre ? Les instants de franchises furent-ils plus nombreux que les mauvais rôles ? La liste des déceptions issue des choix que l’on a pas osé faire par conformisme, lâcheté ou une certaine fierté qui parfois confine au ridicule, donne ce goût d’amertume qui nous rend mélancoliques et alimente ce vertige de l’inconnu. Nostalgie des jours heureux, douleur des amours échoués... Femmes que l’on a trop, ou mal aimées, parents que l’on n’a pas su écouter, comprendre, enfants qui on subit nos colères, nos impatiences, amis qu’on a trahis par nos absences, inconnus à qui l’on a refusé un sourire, une main tendue... Chacune de nos rencontres fut un carrefour sur le chemin de la vie. La direction que l’on a choisie à cet instant fut fonction de l’évolution et l’état d’esprit dans lequel nous étions. C'étaient des cadeaux, des tests, des épreuves qui, suivant la manière dont on les a abordés, nous ont façonnés dans la joie ou la douleur. C’est le destin qui, frappant à notre porte, nous a proposés et forcés à faire des choix et l’on y a découvert souvent ce que l’on y apportait. Nous avions le pouvoir de les sublimer, car l’intensité et la richesse du contact dépendaient de la lumière qu’on y déposait. Il était important d’entretenir ces relations si les acteurs en valaient la peine et si, nous ne sacrifions jamais notre liberté à leurs caprices. Qu’il s’agissait d’une personne, d’un parfum, une musique, un lieu ou un livre, ces coïncidences, fruit d’un éventuel hasard, tombait toujours à pic à qui savait écouter leur mélodie.
Longue est liste des doléances, des repentances. Tout cela vient avec l’âge, car les enfants eux, ne voient pas la mort parce qu’ils ont plusieurs vies. Elles débutent le matin pour se finir en soirée et, à part quelques exceptions, un être quel qu’il soit commence à vivre quand il s’est libéré de l’étroitesse de ses propres préoccupations pour atteindre les préoccupations plus larges de toute l’humanité. Avons nous assez cru en nous, en la vie, pour avoir cette capacité infinie à ignorer ce qu’il était impossible à faire afin d’essayer de le réaliser ?
Je l’ai senti qui rodait, car ne nous en déplaise, la mort a son odeur. Une odeur très particulière, froide, métallique et acide. Avec elle vient une des périodes de lucidité absolue, la découverte de l’absurdité existentielle qui sous-tend ce combat permanent qu’est la vie puisque son issue sera toujours, immanquablement, le néant. L'ultime chose que j’ai vue en quittant ce monde illusoire alimenta une dernière fois en dérision le sérieux de façade que l'on se fabrique. Devant moi alité, cette peinture écrue, écaillée et couverte de stries aux murs de cette chambre impersonnelle d’un hôpital de province. J’ai pensé une dernière fois à cette vie que l’on gaspille en lui courant après. Chaque être évolue à son rythme, selon ses envies, son courage. L’aveuglement se nourrit du déni et colle des semelles de plomb aux âmes trop fières. Nous avons écrit le roman de nos vies dans du verre brisé comme les morceaux d’un puzzle que nous essayons inlassablement de reconstituer. C’était la fraternité contre le mercantilisme et à chaque fois que le mercantilisme a gagné, nos vies en furent gangrénées de médiocrité. Par manque d’audace nous nous sommes complus dans nos échecs et cachés derrière nos histoires bidon de moralité pour nous excuser de ne pas avoir agi. Nous faisons tous semblant que tout va très bien, mais en regardant le monde sombrer, nous savons que c’est un mensonge. Un ramassis de conneries, de calculs et de manipulations et pourquoi en finalité ?
Tic tac ultimes, dernières secondes sur le ring de nos âmes, le doute et la foi entament leur dernier combat puis, tous deux vaincus par KO ou arrêt de l’arbitre, toutes nos croyances finissent par s’évanouir, car seule la réalité perdure. Nous allons quitter cette terre pour continuer à nous instruire de la vie, car nous ne pouvons plus apprendre ici ce que l’univers mélangé aux destins nous réserve ailleurs dans d’autres mondes, d’autres dimensions. Lamentation, déception et contrariété n’y changeront rien. Les erreurs passées, les actes manqués, sont autant d’expériences qui bien que nous ayant fait chuter, nous ont obligés à nous relever pour persister et survivre. Chacun a fait comme il a pu, se faufiler entre les gouttes ne fut pas aisé et nous en sommes tous ressortis mouillés. Nos histoires écrites dans les lignes de nos mains ne sont pas garanties et l’on en sort souvent bien amoché. Nous n’étions que des humains dans un monde trop grand et trop parfait pour nous et, pour transformer nos faiblesses en force, il nous faudra recommencer encore et encore, c’est le prix à payer pour atteindre la lumière. La grandeur d’un être se mesure à sa capacité à l’universalité.
J'emporte avec moi l'image d'un enfant qui joue et le visage triste d'une femme, une larme qui coule sur sa joue...